Une représentation particulière du travail
Anne est donc une jeune femme sans travail. Sa situation nous est présentée comme remplie d'un intense investissement: l'attente par rapport à un éventuel engagement est le lieu d'un engagement d'une autre nature, dans un exercice sportif mené tambour battant; il n'y a aucun temps mort dans le dépassement de soi auquel elle s'adonne. Nous retrouvons là le fameux et fumeux concept d'activité, qui transcenderait celui de travail en redéfinissant celui-ci comme une activité parmi d'autres "loin d'être la seule voie possible de l'épanouissement personnel". On imagine notre jeune surfeuse "se retrouvant" entre deux "missions" menées comme des raids, dans une activité "dotée de sens pour elle", "en contact étroit avec les éléments primitifs". La mer est ainsi un lieu propice au ressourcement, le surf (avec l'alternance de ses crêtes et de ses creux), un mode d'existence choisi et pleinement assumé.
Si l'on se souvient de la célèbre formule de Jean Cocteau "Quand je suis fatigué, je change de travail", force est de constater qu'elle est devenue obsolète, au profit d'un style de vie où l'essentiel est de se trouver dans le dépassement, c'est-à-dire de se ressourcer en se fatiguant dans une activité – le travail, quant à lui, nous sera donné par surcroît...
Les connotations mer/surf/vacances soutiennent ainsi le "renversement de toutes les valeurs" qui est devenu la marque de fabrique des firmes d'interim et de la représentation du travail qu'elles véhiculent systématiquement dans leurs campagnes de marketing guerrier: l'intermittence est la liberté, l'absence de travail une opportunité à saisir, le fait de travailler doit être choisi en permanence, la stabilité laborieuse (et la répétition qu'elle implique) est une prison insupportable. L'impasse est évidemment totale sur les conditions (notamment économiques) que nécessiterait une pareille plongée dans le règne de l' "activité" tous azimuts.
Notons encore, dans le message étalé sur le miroir du sable, la présence curieuse de l'article défini : ce n'est pas l'obtention d' "un" travail (celui qui lui serait concédé par l'état du marché et les maigres offres disponibles - dont beaucoup de gens doivent de fait se satisfaire) qui est annoncée à Anne, mais le fait qu'elle a décroché "le" travail (celui, suppose-t-on, qui était visé par elle préférentiellement, qui avait fait l'objet d'une analyse et d'une stratégie – stratégie dont le déploiement ne semble pas pour autant nécessiter la présence ou l'action directe de la demandeuse: pas question pour elle de devoir quémander elle-même l'objet du désir, puisque le désir est réciproque, si ce n'est inversé (c'est une des significations de "good to know you").
"Le" job peut ainsi être présenté comme un graal qui n'est sain(t) que parce qu'il est intérimaire (et l'interim, par voie de conséquence,comme le graal du travail).
Un service très avancé
Le bref temps où la sportive escalade les vagues, avant de revenir, moderne danaïde, vers la plage, pour reprendre une nouvelle fois son élan conquérant, a suffi pour que l'agent Randstad ait eu le temps de lui faire la surprise du message. Le dépassement de soi dont fait preuve notre demandeuse méritante est ainsi lui-même dépassé par la vélocité, signe d'un engagement total, du professionnel du placement.
Ce service très performant mélange allègrement la sphère privée et la sphère professionnelle : la jeune femme est tutoyée, elle est suivie de près dans une relation très personnalisée, si ce n'est très personnelle– même sur le terrain de ses vacances.
Ne s'agit-il pas là d'un travail d'escort boy (*) d'un nouveau genre, promis à un foudroyant avenir?...
La survalorisation implicite du client (n'est-il pas une personne qu'il est si agréable de connaître - "good to know you"?) achève le renversement des valeurs : c'est désormais le placeur qui est chanceux et trouve à réaliser ses désirs grâce à l'existence d'une si demandée demandeuse. La confusion des genres est totale.
Remarquons en tout cas que la firme Randstad ne semble pas lésiner sur les frais généraux puisqu'elle n'hésite pas à dépêcher un agent jusqu'au lointain paradis du surf où s'ébroue notre désirée toujours en activité. A moins que le travail de placement ne soit tellement rentable qu'il faille dépenser sans compter pour ne pas payer trop d'impôts (c'est-à-dire pour ne pas contribuer à la sécurité sociale...)?
Une injure à la réalité et à la souffrance
La combinaison qui moule les formes ondoyantes de la jeune Anne, qui voit venir à elle le travail, incarne la morale de l'investissement dans l'activité tous azimuts ; elle est ainsi l'uniforme symbolique et paradoxal que sont invités à revêtir les dominés pour prouver leur bonne volonté à ceux qui, au nom des classes dirigeantes, tiennent sur le métier qu'ils exercent – et sur la réalité du marché du travail dont ils profitent - un discours où le cynisme le dispute au mépris.
La souffrance d'être sans emploi ne semble en tout cas guère la condition la mieux partagée du monde...
Jusqu'à quand acceptera-t-on ces renversements de sens (ce nihilisme) où les vingt à trente pour cent de personnes laissées pour compte par le modèle néo-libéral du développement sont "baisés par leur propre langue (**)", jusqu'à en étouffer de rage et d'impuissance ?
Autour de nous et en parallèle, l'Etat social "actif" se prépare à désactiver ceux qui ne le sont pas suffisamment à son gré. Ceux-là devront prouver qu'ils cherchent "activement" du travail: en donnant une facture du Club Med?
Mais tout n'est pas perdu: la jolie et méritante Anne, au moins, aura été sauvée des eaux grâce à ses efforts – et à son escort boy efficace, invisible et pourtant si près du corps...
Notes
(*) L'absence de pas autour de l'inscription tracée sur la grève n'autorise pas à déduire que l'agent soit masculin, mais il faut remarquer que dans les publicités sur l'interim, on aime la mixité : c'est toujours un agent du sexe opposé qui "sert" le "client-demandeur". A moins qu'il ne s'agisse d'une divinité capable de marcher sur les eaux?
(**) L'expression est de Bernard Noël.