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Dans un premier Carnet Les services résidentiels au moment du confinement : un outil réflexif, nous avons suivi, avec le SRG l'Aubépine, les péripéties vécues par un service d'hébergement tout au long du confinement. Début juin. Depuis quelques temps, on « déconfine ». Avec ce néologisme1 créé à l’occasion de cette pandémie, c’est une nouvelle tranche de vie entre-deux, ni tout-à-fait dedans, ni tout-à-fait dehors qui commence, ce moment indéfini, qui s’est mis à exister sui generis, et que tout le monde s’est déjà approprié. A cette occasion, nous avons souhaité proposer une réflexion sur ce qu’il y a peut-être à retirer de la période « confinement » pour qu’elle n’ait pas été qu’une parenthèse pénible où on n’aurait fait que « gérer ».
Pour différencier étonnement et surprise, Ardoino se base sur l’étymologie des termes1. « Etonner vient du latin tonare, tonner, extonare ; c’est, littéralement, l’effet du tonnerre sur notre sensibilité. On y est comme frappé de stupeur. Admiration, stupeur, stupéfaction, ébahissement, nous ne sommes pas très éloignés de la fascination, de l’hypnose, effets que nous attribuerons à une supposée transcendance, fut-ce- celle de chefs d’œuvre, mais qui ne doivent pas faire oublier les risques plus terre à terre de domination. En tout cas, ce ne seront certainement pas les conditions idéales ou optimales de l’esprit critique que nous y retrouverons. Surprendre est un composé français de prendre (sur-prendre) signifiant : 1° action par laquelle on prend, ou on est pris, à l’improviste ; 2° action d’attaquer à l’improviste ; 3° artifice par lequel on obtient quelque chose en s’adressant à quelqu’un à l’improviste ; 4° émotion, état de celui qui est surpris ; 5° ce qui surprend, chose inattendue ; 6° plaisir ou cadeau fait à quelqu’un, de manière à le surprendre agréablement (Le Robert). »2 Certes, on peut voir des ressemblances, des sens communs aux deux termes, liés aux émotions, à ce qui est ressenti, subi, éprouvé. On pourrait paresseusement les décréter synonymes.3 Mais Ardoino leur trouve des différences irréductibles, qui ont toutes leur importance dès qu’il s’agit de leur impact sur la relation éducative.
L’étonnement« L’étonnement est un état psychologique provoqué par des phénomènes inattendus, que l’on reste incapable d’expliquer, ou, plus simplement, de reconnaître. » L’étonnement se réfère donc à quelque chose qui vous tombe dessus, cause un choc, qu’il soit positif ou négatif. Ce qui arrive nous ébranle parce qu’il renvoie aux limites qui sont les nôtres : il y a rupture brutale par rapport au connu, au maîtrisé, au prévisible, à l’anticipé, au routinier, au rassurant, qui nous laisse bras ballants, fragilisés, perdus dans la comparaison entre un connu et un inconnu. « Ce qui provoque l’étonnement, peut être une chose, un son (celui du tonnerre ou la luminosité de l’éclair) mais n’est pas forcément personnalisé, subjectivisé pour autant, notamment parce qu’il est dépourvu d’intentionnalité. » Il n’y a pas d’autre en face, il y a autre chose. « L’autre de l’étonnement, à la limite, c’est la nature, qui est bien la première expérience humaine de l’altérité, du fait de l’incommensurabilité des forces mobilisées par celle-ci, opposant, mais de façon impavide, indifférente, sans désirs ni stratégies, des limites au sujet (un des sens profonds de l’autre en tant que valeur : l’expérience des limites rencontrée par chaque subjectivité). » L’autre est ici « abstrait, épistémique, universel, mais évidement dépourvu, dans ces conditions, d’intentionnalité, de volonté, de désirs, propres, particuliers, singuliers. »
La surprisePour Ardoino, « il subsiste dans la surprise quelque chose d’irréductiblement différent, parce que non nécessairement contenu dans « l’étonnement », c’est-à-dire la relation concrète, vivante, bien marquée entre le sujet et l’autre. La surprise est impensable sans altérité explicite. La construction du terme surprise implique l’action, fonction, elle même de l’autre humain, co-présent dans la situation, au moins autant que l’état, et de ce seul fait, suppose l’interaction. » Là où l’étonnement est provoqué par quelque chose de dépourvu d’intentionnalité, « l’intelligence de la surprise est toujours plus ou moins phénoménologique (…) Il y a jeu, conflit, entre plusieurs consciences. ». On se heurte à l’autre humain, « désirant, sensible, pulsionnel et ré-pulsionnel, stratégique, calculateur », qu’il s’agit de prendre en compte. L’autre est alors « hétérogène et non plus seulement différent (qui peut marquer la distinction sans sortir du même) ». Par toutes ses caractéristiques essentielles, l’étonnement reste pur. « Je suis étonné, incontestablement ému, peut-être bouleversé, mais mon identité reste encore relativement intacte. Je suis affecté, mais non encore vraiment altéré. La surprise introduit l’idée de mélange, avec la prise de conscience de la réalité de l’autre. Au delà du choc initial, s’ouvrent, désormais, des possibilités d’hybridation et de métissage (...). Création, transformation, changement, s’entrevoient possibles à partir de la reconnaissance d’un pluriel longtemps répudié, refusé, qui se trouvait, par ailleurs, refusé, nié, au nom d’une éternité et d’un ordre rassurants. (…) L’altération, action plus qu’état, comme dans altérité, s’y révèle profondément heuristique quand il s’agit de transformation ou de « modification » (Michel Butor). » Là où l’on est affecté par l’étonnement (touché, bouleversé, empêché, autrement dit tourné vers l’intérieur), on est altéré par la surprise (transformé, rendu autre, mis hors de soi, tourné vers l’extérieur). « Psychologiquement, psychosociologiquement et sociologiquement, je suis altéré (et lui, de son côté) quand l’autre m’influence, quand il m’apporte ou quand je lui prends, quand nos idées respectives s’entrecroisent, s’opposent, se combattent, se confrontent, à travers les échanges, les rencontres, au cœur même des situations et des pratiques. Il n’y a proprement, là, métissage culturel, ni fusion, ni synthèse, ni assimilation, ni intégration, mais pluriel à la faveur duquel, c’est, chaque fois, et pour chacun, l’autre qui pose des limites aux fantasmes de « toute puissance », voire de solipsisme ou d’autosuffisance. » Là où l’étonnement demande une explication, la surprise convoque l’implication. « Nos identités s’élaborent ainsi, plus encore qu’elles ne se construisent, autant, sinon plus, à partir de l’autre, des autres, que de nous mêmes. Cette « expérience des limites » est l’une des conditions les plus fondamentales d’une formation personnelle, effectivement soucieuse du cheminement propre accompli par chaque sujet, pris, ici, dans sa particularité et sa singularité, c’est à dire dans son histoire et dans son vécu, avec ses caprices, ses aléas et sa fantaisie, et non seulement représenté en fonction de trajectoires modélisées et rationalisées d’un être humain ontologique et universel. »
Tableau récapitulatif
Covid19 : l’étonnement majeurL’article d’Ardoino, écrit quelques mois après le 11 septembre 2001, paraît fort actuel à plus de 10 semaines du sauve-qui-peut général du 17 mars 2020, qui nous a tous jetés précipitamment sur les routes pour rejoindre nos domiciles où nous avons vécu terrés, rivés à nos écrans, professionnels et médiatiques, en état de sidération. C’est bien un terrible étonnement qui s’est emparé de nous tous : nous avions entendu parler (nous en entendions parler tous les soirs aux infos) de ce virus qui nous a fait découvrir une ville chinoise inconnue de beaucoup d’entre nous, bien qu’étant une mégalopole aussi peuplée que la Belgique. Mais c’était loin. Et nous nous sentions en sécurité, à l’autre bout du monde. Ces choses-là, ça n’arrive qu’aux autres. Ces autres dont nous ne nous préoccupons guère, ces autres que nous préférons voir différents plutôt qu’hétérogènes. Ces autres auxquels nous ne nous frottons pas, entités un peu abstraites. 11 millions d’habitants, une entité abstraite. Statistique. Et bien que le danger se rapprochait, nous n’arrivions pas à y croire. La vague enflait, arrivait en Europe, remontait depuis l’Italie, et nous n’y croyions toujours pas. Ce virus, ce quelque chose dépourvu d’intentionnalité, anesthésiait nos capacités critiques. Et ça nous est tombé dessus. Dans pandémie il y a « pan !». Ce coup de fusil que nous nous sommes tous pris en pleine figure, avec la déclaration du conseil national de sécurité : confinement ! Et sauve-qui-peut, bureaux abandonnés, calendriers bloqués sur la date fatidique, et rues désertes. Dans tous les secteurs, nous avons vécu l’expérience de cette terrible limite : ne pas être capables de réagir, si ce n’est d’agir tout court. Ne pas savoir quoi faire. Sauf que certains secteurs n’ont pas eu d’autre choix que d’être sur le pont, tout de suite. De faire quelque chose, parce qu’en face l’autre humain nécessitait qu’on le fasse. Il a fallu du temps pour que les effets de la foudre s’estompent, nous permettant de nous ébrouer. Maladroitement bien souvent. Pas capables de penser autrement qu’avant mais plus capables d’agir comme avant. Avec des balises et des principes qui nous guidaient depuis longtemps, soudain inopérants, incongrus, inutiles, voire contreproductifs. Des principes et des balises qui continuaient à courir sur l’ère, comme des paquebots qui n’arrivent pas à s’arrêter, quittes à se prendre l’iceberg, pourtant annoncé. Nous laissant une seconde fois sidérés : que faire quand ce qui était réputé marcher ne marche plus, est déstabilisé, rendu impossible ? Se contenter, comme Fernand Deligny le dénonçait déjà, de « la solution unique et tragique qui s’impose faute de mobilité » ? Se contenter de regarder « le reste du monde qui s’en va à la dérive sans qu’on fasse un geste pour sauter sur ce qui tourne »4 ? Alors, peut-être, ne reste-t-il que la surprise ? L’acceptation de prendre les choses comme elles sont ? Les gens comme ils sont, là où ils sont ? Sauter sur ce qui tourne ? Sauter sur l’occasion ? La surprise serait-elle l’antidote à l’étonnement, en permettant « une onde, un frémissement un mouvement léger à peine perceptible qui est un immense soulagement car il suffit à me faire basculer dans un mouvement retrouvé et le monde vivant qui m’attend. (…) Ce premier geste balbutié est une clef qui m’ouvre toutes les circonstances qui m’attendent et non une petite lucarne sur moi-même. »5
Cette période « Covid » a mis en lumière et en évidence les opportunités et les limites du modèle de fonctionnement de notre société organisée par des plannings, des prévisions, des objectifs à atteindre, des procédures, des directives… En d’autres mots, une logique rationnelle et instrumentale dont :
Au-delà de notre modèle organisationnel et de sa façon de réagir à une crise inattendue, cette dernière a aussi mis en évidence les échecs, les erreurs, les manques, les inégalités et leurs renforcements, criants et faisant partie de notre modèle de société actuel. Je ne veux pas négliger ces échecs, ces erreurs, les améliorations possibles et nécessaires, la mise en évidence des inégalités vécues, produites et renforcées ni les causes, les résultats et les questions posées par cette période. Je ne veux pas non plus m’emparer de ce virus et de l’état de siège dans lequel il nous a placés pour crier plus fort qu’avant « qu’il nous faut plus de moyens pour faire encore un peu plus de la même chose que ce qu’on n’arrivait pas déjà à bien faire avant ». Non, je voudrais simplement que ce virus nous donne l’idée de valoriser et d’investir justement dans le secteur à profit social dans son ensemble, et à mon niveau dans l’aide à la Jeunesse en particulier, mais ceci pour permettre un travail de qualité qui ne soit pas « comme celui d’avant », mais qui soit bien « un travail d’aide à la jeunesse actualisé, qui tienne compte des apprentissages de la crise Covid19 et des avis « 2020 » des jeunes, des familles, des équipes ». En d’autres mots : utiliser le fait qu’on a « s.u.r.v.i » (-survécu-) au « v.i.r.u.s » pour ne pas attendre un prochain cataclysme pour mettre en question, clairement et qualitativement, notre travail d’aide et de protection de la jeunesse. Un travail d’aide à la jeunesse qui se donne les moyens de se voir autrement, et plus particulièrement un hébergement qui se donne la possibilité d’être un réel outil appartenant aux familles et aux jeunes et de conjuguer, pour tous les jeunes, deux dimensions fondamentales pour qu’un hébergement puisse prétendre aider un jeune : l’éloignement du milieu familial conçu par les adultes et le jeune comme une opportunité, même minimale ET la collaboration entre les adultes : parents et équipes du réseau d’aide, même minimale. Un hébergement ne réunissant pas ces deux dimensions-là pose, particulièrement lorsqu’un virus nous oblige à « nous confiner en sécurité là où nous sommes censés être en sécurité sans le vivre comme une opportunité portée ensemble », des questions auxquelles il m’apparaît complexe de répondre sans malmener, d’une façon ou l’autre, le droit du jeune et des familles. Mais l’idée générale de ce carnet sera, plutôt et pour s’emparer d’abord des apprentissages et idées surprenantes générés par cet état d’étonnement, de prendre aussi le temps de se poser la question des occasions de réussites liées à cette période inédite et particulière, précisément par sa composante « imprévue, imprévisible et irrationnelle »… Je voudrais proposer de prendre le temps de ce carnet pour mettre à l’honneur, aidé par les observations synthétisées dans l’outil « structure croisée édité au 05 Juin 2020 », le côté « clair » de la force – covid, car 2 observations m’y invitent : les paroles positives, les belles idées, les avis et les énergies incroyables des jeunes, des familles et des équipes pendant cette période d’une part ; l’observation de la qualité des « changements produits potentiels » par cette période sur les cheminements dans les points de vue et dans les actions pratico-pratiques des jeunes, mais aussi sur ceux des familles et des équipes… Simplement, et de mon point de vue de directeur d’un SRG, en partant du postulat suivant : une période imprévue et imprévisible, parce qu’elle nous place de fait et sans contestation possible, dans un fonctionnement « hors des radars des prévisions, stratégies et autres implémentations méthodiques et rationnelles », doit produire des impacts qui, eux aussi, peuvent s’avérer en dehors de ce qu’on aurait prévu dans un contexte « prévisible » ou conforme à « ce que nous avons l’habitude de vivre ». Comme une route barrée par des travaux nous amène, en partant travailler le matin, à vivre et rencontrer des choses pas prévues en quittant notre domicile (être en retard, être énervé, devoir chercher et trouver un autre chemin, voir d’autres paysages, respirer d’autres odeurs, etc., etc.), la période COVID, que nous le voulions ou non, a dû avoir des effets aussi imprévus qu’imprévisibles. Tentons, dans ce carnet, de nous arrêter sur la face positive, les réussites et autres bonnes idées, de ces imprévisions ; de sorte à en faire, pourquoi pas, le ferment d’une actualisation de l’aide avec hébergement qui souhaite tenir compte, au mieux qu’elle peut, de ses limites, de ses opportunités, des bonnes idées des jeunes, des familles, des équipes, et des chemins alternatifs d’accompagnement dessinés par l’imprévisibilité du contexte Covid. Pour ne rien vous cacher, le modèle « moins habituel » ou « hors des plans et matrices dictés par certains champs de la connaissance ou du pouvoir, et moins par d’autres » m’intéresse particulièrement, en tant que personne et aussi en tant que directeur de SRG. A l’Aubépine, lorsque nous le pouvons et en parallèle avec d’autres registres de fonctionnement collectif, nous essayons de laisser la possibilité aux choses d’arriver « par surprise également », parce que parfois, ce sont ces dimensions-là qui dominent toutes les prévisions, recommandations et autres dispositions réglementaires, étudiées ou préconisées. Par exemple :
Ce sont des exemples, en vrac, d’actions collectives menées par l’équipe qui ne sont pas, de façon assumée, uniquement prédites, planifiées et censées produire un résultat attendu déterminé. Comment expliquer, effectivement et durablement, un changement familial soutenable pour un jeune, un projet de vie se dessinant avec talent, un projet prenant forme sur base d’énergies divergentes qui se relient, une fête réussie ou n’importe quelle action individuelle ou collective positive sans tenir compte que, quelque part au milieu des prévisions, plannings, stratégies et autres analyses, s’est glissé quelque chose de l’ordre du hasard, de l’énergie, de la nature, du ressenti… en d’autres mots, de la « surprise ». Et pourquoi ne pas l’assumer un peu plus, un peu mieux, ou au moins déjà un tout petit peu ? A l’école, à la haute école, à l’université, y a-t-il une place suffisante laissée à « la surprise » ? Je ne le pense pas. Et pourtant, bien malin celui qui pourra, même bardé de diplômes nombreux et d’expériences pratiques multiples, m’expliquer de A à Z l’histoire de la poule et de son œuf, celle de l’humain et de l’univers, celle de la genèse des idées ou celle de quoi que ce soit de vivant, sans se retrancher à un moment ou l’autre, si petit soit-il, derrière l’argument « magique », « intuitif », « spirituel », inexplicable par des prévisions, des objectifs et des résultats attendus… Une part de surprise, inexplicable, constitue notre monde et la vie qui s’y déploie. Il est vrai que l’école nous permet de suivre des formations relatives à la citoyenneté, à la philosophie, aux religions et à toutes ces matières qui dépendent des humains et de leurs accords collectifs ou plus ou moins collectifs pour expliquer ce qu’ils vivent. Mais qu’en est-il des autres cours, ceux d’économie, de mathématiques, de français, de sport, de dessin, de langues… Prévoient-ils, dans leurs nombreux modèles explicatifs rationnels, de faire du champ de la surprise et de l’imprévisible une des composantes indéniables de leurs explications ? J’ai sans doute manqué d’assiduité à l’ensemble des cours que j’ai, peu attentivement, suivis. J’ai une très mauvaise mémoire. Mais je suis sûr d’avoir beaucoup de souvenirs d’adultes qui m’apprennent avec passion que « il n’y a qu’à », « il vous faudra », « il suffit dès lors de », « cqfd », « voilà donc comment on peut expliquer que… », « moi j’ai déjà fait beaucoup donc je sais… », « ça fait 25 ans que je, donc je sais », etc. J’ai bien moins de souvenirs d’adultes qui m’apprennent aussi, en assumant avec passion, que « tout est possible ! », « essayons – sans savoir vraiment le résultat attendu », « ça je ne sais pas, c’est « magique », nul homme ne l’a compris avec certitude et tous les hommes se posent la question, ça fait partie de la vie ». Oui, Socrate nous disait déjà « Je sais que je ne sais rien », et nous l’avons tous appris à l’école ou en d’autres lieux, mais en avons-nous suffisamment inspiré nos modèles d’explications et de sens ? N’aurions-nous pas intérêt de commencer, humblement, par mieux assumer cela, pour en tirer, peut-être, de nouvelles façons de construire nos idées et actions ? Et si la période « COVID » telle que celle que nous venons de traverser et poursuivons d’aplatir, était une opportunité pour ce champ de la surprise de prendre place, en collaboration avec les autres champs d’explications, dans nos modèles d’organisation et de compréhension collectives ? Ceci dans le sens où chacun, du jour au lendemain et dans le cadre évolutif des directives et mesures collectivement édictées pour lutter contre le virus, a dû également se souvenir de la possibilité de laisser les choses se faire, par nature et par surprise également, sans connaître exactement ni les raisons pour lesquelles les choses étaient faites, ni le résultat précisément produit par ce qui était en train d’être fait, à propos de ce truc dont on ne sait pas exactement ce qu’il est ni sera… Dans tous les cas, cette période « floue » a été une occasion d’occasions inhabituelles, potentiellement « surprenantes » dans le sens « à impacts ni prévisibles ni souhaités a priori »… Dans l’optique proposée ci-dessous, je proposerai ici de prendre le temps d’observer, de mon point de vue de directeur de SRG, les impacts observés « positifs, souriants, agréables, inattendus mais portés par le jeune et sa famille », a posteriori, de l’obligation de notre service de fonctionner en « mode surprise », de façon directement reliée à ce foutu virus, et en lien direct et prenant son sens par-là, sur l’accompagnement avec hébergement de mineurs y ayant droit. Cet exercice visant, par l’utilisation de l’observation de ce que nous avons fait « surpris par ce virus », à soutenir la mise en perspective nécessaire et permanente de notre action collective prétendant lutter contre les inégalités en aidant les jeunes à devenir ceux qu’ils souhaitent malgré les difficultés et avec l’aide d’un éloignement temporaire de leur milieu familial de vie, participatif.
Observations des impacts de la période de crise Covid19 (relevées par l’équipe de coordination : François Debatty et Stéphanie Parmentier)Je propose de fonctionner en énumérant, le plus simplement et clairement possible, les impacts relevés positifs. Je ferai l’effort de ne pas les compléter par des « mais... », « Malgré.... », afin de faire uniquement ce que ce carnet prévoit, à savoir observer les effets imprévus d’un contexte imprévu, positifs du point de vue de la participation des jeunes, des familles, des équipes à la précision de leur dispositif d’aide incluant une mesure d’hébergement. 1. Impact observés chez les jeunes et leurs familles
Plus particulièrement, au niveau des jeunes :
2. Impacts observés sur l’équipe
3. Impacts observés sur nos fonctionnements collectifs « SRG » :
4. Impacts observés sur nous, coordinatrice et directeur :
Je me disais, avant, que je changerais de boulot le jour où j’aurais l’impression d’enfiler des pantoufles en venant bosser. Je me dis aujourd’hui que le jour où j’aurai des pantoufles, avant de rendre ma démission, je commencerai par m’imaginer qu’un virus nous place en confinement, assuré par les surprises que mes pantoufles pourraient produire, avant de me diriger vers le canapé pour regarder une série...
Pour ce nouveau numéro de nos carnets post-confinement, nous proposons de développer une série de controverses relevées par l’Aubépine au long de ses réflexions sur la prise en charge des jeunes en situation de pandémie comme celle que nous sommes toujours occupés à vivre. Dans une première partie, nous contextualiserons la notion de controverse ; la seconde partie regroupe celles pointées par François Debatty, directeur de l’Aubépine.
Agir dans un monde incertainLes sociologues de l’innovation, Michel Callon en tête, travaillent depuis longtemps, à l’Ecole Supérieure des Mines de Paris, sur la question des controverses technologiques, et en particulier sur l’utilité de ces controverses pour faire progresser la science. Il y a près de 20 ans, dans leur ouvrage au titre si évocateur « Agir dans un monde incertain », Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes ont montré tout l’intérêt des controverses et la manière dont elles se déploient et se précisent en se frottant à des acteurs différents, aux points de vue divers, ce qui permet de rapprocher ce qu’ils nomment « la recherche confinée », celle qui se mène dans le strict enclos des laboratoires, et la « recherche de plein air », celle qui inclut des citoyens que la question traitée touche de près ou de loin (associations de familles de malades, etc.). En effet, un certain nombre de problématiques émergentes, du fait même de leur émergence, relèvent plus du registre de l’incertitude (la seule chose dont on est sûr, c’est qu’on ne sait pas grand-chose de la question) que du risque (les données sont suffisamment connues pour permettre un balisage de paramètres du problème et des scénarii de réponses fiables). Au tout début du déconfinement en France, Callon et Lascoumes, dans un article consacré à « penser l’après » Covid1, mettent en exergue et commentent cette phrase d’Emmanuel Macron, adressée à la télévision aux Français le 14 avril 2020 : « « Ce soir je partage avec vous ce que nous savons et ce que nous ne savons pas »2. Voilà un Président de la République qui revendique ouvertement son ignorance tandis que des experts reconnaissent publiquement que le Covid-19 est loin d’avoir révélé tous ses secrets. Oui – les temps changent ». Les auteurs considèrent que la pandémie du Covid-19 modifie considérablement les règles du jeu sanitaire, habituellement aux mains des experts qui officient en laboratoire, même si le public est appelé à contribuer à certains moments (enquête, etc.), mais de manière encore très passive : « Participer sans mot dire, ce n’est pas vraiment participer ». Avec le Covid, l’attitude est désormais « Nous ne savons pas, et pour savoir, nous avons besoin de votre coopération active » (c’est nous qui soulignons). « Dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, suite à la décision gouvernementale de sortir progressivement du dé-confinement, des cadres généraux ont été fournis avec les gestes barrières à respecter. Mais comment procéder, très concrètement, dans un lycée de 2000 élèves, dans une crèche de 40 enfants tout au plus âgés de 3 ans et placés dans un espace de 100 m2, sur un chantier de BTP, dans un restaurant, dans un Ehpad ? Comment assurer dans tous ces cas les conditions minimisant les risques de contamination ? En disant qu’on ne sait pas vraiment comment procéder, on accorde, pour une fois, aux personnes concernées un espace de liberté : on les incite à proposer des solutions viables et à imaginer collectivement des dispositifs adaptés. Certes, c’est l’ignorance qui favorise cette délégation, laquelle demeure néanmoins limitée. L’ignorance rend cependant possibles une redéfinition des rôles et une nouvelle forme de contrat entre sciences et sociétés, entre chercheurs et profanes. » Et les auteurs d’ajouter : « Ce n’est pas la même chose d’essayer de convaincre quelqu’un que la terre est ronde ou de lui dévoiler les raisons pour lesquelles il est nécessaire d’agir de telle ou telle façon si l’on veut éviter un pic de contamination. Dans un cas on éduque, dans l’autre on cherche une collaboration qui laisse ouverts à la fois l’interprétation des règles de distanciation proposées et les choix qui restent à faire. ». C’est dans le cadre de cette collaboration, non explicite mais néanmoins suggérée, que l’identification des controverses en jeu peut se révéler intéressante. On peut penser qu’elle incarne une forme de participation parmi d’autres à ce qu’implique une situation d’incertitude par rapport à laquelle le pouvoir politique, actant son ignorance, essaierait de mobiliser les apports de tous. Qu’est-ce qu’une controverse ?Par controverse, il convient d'entendre :
Les controverses sont fécondes, car elles font avancer la réflexion sur des voies de solutions possible à un problème qui semble insurmontable. « L’entrée par les controverses a une vertu heuristique : la controverse est un chantier ouvert qui oblige les acteurs à expliciter leurs positions, à faire connaître leurs preuves, à modifier leurs épreuves… […]. On retient donc des affaires où les incertitudes usuelles du social, de la politique, de la morale se trouvent compliquées par l’instabilité des connaissances scientifiques ou techniques et par l’absence de faits considérés comme indiscutables. »3. Ce ne sont pas les controverses scientifiques et autres qui ont manqué depuis le début de la pandémie : autour de l’hydroxychloroquine, de l’utilité des masques, du nombre de personnes par bulles, etc. Elles en ont engendré bien d’autres, certaines qui touchent le grand public, et sur des points qui dépassent le strict cadre de la pandémie (télétravail ou pas par exemple), d’autres qui concernent plus un secteur, comme ici, l’aide à la jeunesse. Les controverses n’attendent pas des crises de l’ampleur du Covid 19 pour se déployer, y compris au niveau micro des services eux-mêmes, sur des choses du quotidien ; elles apparaissent avec l’évolution du travail, qui introduit le doute (qui est une position intellectuelle honnête). Les controverses doivent être tranchées, dans un sens ou dans l’autre, ou déplacées par des concessions raisonnables. Faute de l’être, elles ne permettent pas une position institutionnelle claire, ce qui laisse les travailleurs dans l’insécurité (fais-je bien ce que je suis censé faire ?) ou dans un positionnement individualiste si ce n’est caractériel (puisqu’on ne sait pas, je fais comme je veux). Bien évidemment, avec la pandémie et le côté totalement inédit de sa gravité, les controverses qui sont apparues sont d’une tout autre ampleur, et bouleversent parfois en profondeur les « évidences » installées par routine. Dans ce carnet, nous vous proposons de partager, sans prétention d’exhaustivité, quelques-unes des controverses identifiées par le SRG l’Aubépine depuis le début du confinement, et la manière dont elles ont été tranchées. François Debatty, son directeur, les a narrées spontanément à la première personne, ce qui reflète les débats intérieurs qui ont été les siens et qu’il a partagés avec son équipe. Ces passages sont en italiques bleu dans le chapitre qui suit. Nous nous sommes quant à nous employée à les contextualiser.
Ces controverses proposent d’opposer 2 actions-affirmations afin de se donner la possibilité de mettre en questions 2 façons différentes, parmi d’autres, d’envisager l’action relative à notre travail d’accompagnement de jeunes, à la lumière de la période « Covid ». Le paradigme de départ et ses controverses dérivéesToute controverse se développe dans un paradigme particulier : en l’occurrence, pour la crise du Covid19, les premiers moments qui ont imposé le confinement appartiennent à un paradigme sanitaire, qui s’est imposé via les experts et via le relais médiatique : à ce moment, c’était l’incertitude radicale, pour paraphraser Michel Callon, qui s’est imposée : on ne connaissait pas cette maladie nouvelle, on n’avait aucune idée de la manière de la soigner ; elle avait juste prouvé sa redoutable dangerosité et la fulgurance de sa contamination. La seule solution collective qui est apparue est un confinement strict. Par contre, des controverses sont rapidement apparues, par exemple sur l’étendue exacte de la mesure de confinement : quels secteur étaient considérés comme des services indispensables, à maintenir durant le confinement ? Ainsi l’aide à la jeunesse faisait partie de ce groupe, mais en lanterne rouge. L’indécision s’est rapidement marquée, dans de nombreux secteurs, dans la difficulté d’avoir des directives sectorielles claires. Cela a eu des impacts certains dans les équipes, qui se sont retrouvées, elles aussi, face à des controverses, dans leur quotidien. Les dimensions déontologiques et éthiques n’en sont pas absentes. Les controverses identifiées a posteriori à l’Aubépine à propos de cette phase portent sur le positionnement institutionnel qui a dû se préciser, localement, pour affronter le problème.
J’ai observé divers positionnements en terme de « directives ». Des écoles ont fermé leurs portes après 2 jours de confinement, communiquant déjà sur une reprise « pas avant septembre », là où d’autres attendaient patiemment que des directives sectorielles ne viennent cadrer les choses. Cette controverse porte au fond sur la légitimité à dire l’intérêt général : qui est habilité à le représenter : les autorités politiques organisées pour ce faire en un Conseil National, les agents locaux ?…
La controverse que nous venons de décrire s’est en quelque sorte déclinée d’une manière pratique autour de la manière légitime de suivre les directives : la manière de les suivre impliquait-elle une exécution à la lettre ou fallait-il faire quelque peu place à des pensées autonomes (souvent inspirées par d’autres dimensions que sanitaires) ? Particulièrement le Jeudi 13 mars je pense, en quelques heures et pendant notre réunion d’équipe, dans la yourte installée dans le jardin du SRG, avec à l’ordre du jour « que fait-on avec ce virus qui semble arriver ? », beaucoup de changements et décisions sont intervenus. Les controverses qui touchent au périmètre des missions et à leurs modalitésLa crise du Coronavirus est venue perturber la manière habituelle de travailler dans le secteur de l’hébergement, avec des bénéficiaires réputés en danger, raison pour laquelle ils ont été provisoirement écartés de leurs familles. Ces controverses portent la réflexion sur le périmètre et les limites des missions en SRG, mais aussi sur les manières de les mettre en œuvre.
Ces 2 opposés théoriques sont des façons d’interpréter la modalité d’aide avec hébergement. L’équipe d’un SRG pourrait, théoriquement, exclusivement héberger un groupe de jeunes vivant ensemble, de façon « confinée », en « vase clos ». Cette façon d’héberger, en cas de Covid, donnerait lieu à une fermeture stricte des portes de l’institution autour des 15 jeunes pris en compte, et de l’équipe devant poursuivre d’être présente pour eux. On peut sans doute prolonger ce raisonnement par un questionnement sur la place de l’institution d’hébergement : dans une chaîne institutionnelle dont il est un maillon, spécialisé, certes, mais pas d’office prédominant ou au cœur d’un cercle spécialisé (et séparé d’un cercle « ordinaire ») dont il est le noyau ?
Deux façons de travailler qui sont, théoriquement, opposées. Le confinement a situé le travail, quel qu’il soit, quelque part entre ces 2 propositions. Les controverses sur le travail en réseauLe travail en réseau fait partie des obligations déontologiques du secteur de l’aide à la jeunesse. Le coronavirus a parfois bouleversé en profondeur les manières habituelles de faire. Comment et avec qui travailler en réseau, pour construire quels réseaux ?
Lorsque j’oppose les concepts d’opposition et de collaboration entre adultes, je ne parle pas d’« Opposition sur le sens ou l’intérêt de l’aide due au jeune, contrainte ou pas », mais bien d’« Oppositions sur les modalités d’actions collectives des adultes qui participent à l’aide due aux jeunes, contrainte ou pas ». Ce raisonnement pose aussi la question de la manière de structurer le « droit à l’aide » : est-il admissible ou recommandé de le faire d’une manière segmentée, sur base d’une répartition organisée au préalable ? Dans ce cas, prévenir sera par exemple défini par rapport à la visée « d’éviter qu’un jeune doive entrer dans le système de l’aide à la jeunesse », ce qui peut sembler curieux s’agissant du droit à une aide spécialisée dont l’État se fait le garant. La position adverse ouvre la possibilité à des collaborations inédites ou inhabituelles, qui se structurent par rapport à la situation du jeune et de sa famille ; si les possibles se multiplient ainsi, les difficultés du choix et de la « composition » des aides s’accroissent en proportion.
Cette controverse oppose théoriquement et de façon volontairement caricaturée, la façon dont la modalité « aide avec hébergement » est conçue : soit comme une « punition » par ce qu’elle est ou par les raisons qui l’ont amenée, soit comme une « opportunité de solutions, de droits et d’actions ». Dans ces 4 cas, le boulot peut se faire mais est fondamentalement différent. C’est l’avis/la participation du jeune, pour ce qu’il est possible de l’entendre et.ou pour lui de l’exprimer, qui va permettre à l’accueil d’être possible ou pas, et d’être situé véritablement dans tel ou tel champ de la structure croisée.
On pourrait penser que participation et opposition des parents est un synonyme d’aide consentie ou contrainte, mais je n’en suis pas si sûr, comme expliqué au point B. Il existe toutefois une autre façon possible de raisonner sur cette problématique (une autre façon de construire la controverse qui la traverse). Elle porte sur le positionnement des protagonistes : voit-on le positionnement de chacun comme pré-existant aux relations avec les autres protagonistes ou à tout le moins séparable d’elles ou le voit-on comme le produit, éventuellement changeant, de ces relations ? Cette controverse recoupe la controverse mise en lumière par Michel Wieviorka1 sur le sujet : le sujet est-il une propriété de l’individu indépendamment du social ou la capacité à se conduire en sujet de son existence est-elle le résultat d’un certain type d’interactions sociales ? Il nous semble que le secteur de l’aide à la jeunesse est concerné au plus haut point par cette controverse sur le sujet.
Cette controverse redit autrement la volonté de l’Aubépine de se saisir, à coté et dans le respect des divergences pour peu qu’elles soient dites, connues et reconnues, des convergences permettant des opportunités d’actions collectives.
Pour écourter et exemplifier par le covid qui nous intéresse dans ces carnets, cette controverse permet d’envisager toutes les possibilités existant entre « choisir de passer les 3 prochaines années à revenir sur le confinement, ses problèmes, erreurs, solutions, opportunités... ou choisir, sur base d’un inventaire observatoire précis, de construire des idées pour agir ensemble, dans le futur, en cas de Covid ou de tout autre contexte imprévu. Les controverses sur les besoins pour le futur
Cette controverse oppose 2 objectifs à atteindre théoriquement envisageables par une volonté commune, celle d’augmenter l’investissement financier public dans le secteur que d’aucuns qualifient (fort imparfaitement sans doute) de « à profit social », en ce compris dans l’Aide à la Jeunesse. Il s’agit ici d’une controverse qui porte sur la visée du secteur, sur son avenir, sur son inscription dans la société : quelle importance accorder à l’aide spécialisée, quels sont les rapports que ses agents veulent entretenir avec d’autres « producteurs » dans la société, comment vont-ils se définir en conséquence ? Comme « producteurs de subjectivité » (à côté de bien d’autres), comme le suggérait Félix Guattari ? Comme des « réparateurs » de l’éducation pour une partie oubliée de la population ?
Cette controverse m’invite simplement à regarder les réactions diverses que j’ai pu observer autour de moi et ressentir aussi, diverses, au plus profond de moi ; entre le « sauver sa peau et en venir à tenter de profiter de tout, même du virus ! » et le « vivre la difficulté imprévue, y faire face, de façon consciente et entière, pas en se protégeant et en investissant dans un après crise avant même d’avoir pris le temps d’accueillir et de transformer le problème en cours, d’y faire face sans perdre la face ».
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