Le différend est un livre écrit en 1983 par Jean-François Lyotard. Livre complexe, dense, qui pénètre dans les ambiguïtés du langage. Et plus encore. En effet, Lyotard démontre avec brio que le langage est le maître du jugement judiciaire. Dans le règlement d'un conflit entre deux parties devant un tribunal, les deux parties ne seront pas sur pied d'égalité si l'une d'elles évolue dans un rapport à la loi sociétalement plus légitime que l'autre. Cela ne signifie pas que sa cause est illégitime. Cela signifie qu'elle ne parviendra pas à la faire valoir, à la plaider, parce que son langage ne sera pas au diapason du langage dominant. Elle ne trouvera pas les mots, ou si elle les trouve, ils seront considérés comme inaudibles, ou le tribunal se déclarera incompétent. C'est ce que Lyotard appelle un différend : un cas de conflit entre deux parties qui ne pourrait être tranché équitablement faute d'une règle de jugement applicable aux deux argumentations.
Les différends se multiplient dans les sociétés démocratiques, parce que l'hétérogénéité en est une des caractéristiques, et qu'il n'y a pas de règle universelle de jugement entre des genres hétérogènes. Mais le capitalisme domine la démocratie, et donc monopolise le pôle de légitimité sociétal et impose de facto, quoique sournoisement, ses règles de jugement. Les conséquences en sont insoupçonnables ; en fait, les différends réduisent au silence toute une série de plaignants. Nous en développons plusieurs exemples, au départ du livre de Lyotard lui-même, mais aussi dans des situations que nos interventions nous ont amenées à connaître. Au delà des situations jugées dans un tribunal, le différend peut-il s'exporter dans le travail social et éducatif, par exemple, là où les travailleurs sociaux exercent un « magistère moral », comme le disait Castel ? Témoigner du différend devient alors un enjeu pour l'associatif.