Dossiers et reportages || Champ économiqueL'intérim en campagne
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Introduction
Depuis quelques mois, le secteur de l'intérim s'active lui aussi sur le marché de l'emploi. A travers des campagnes d'affichage grand format, omniprésentes dans les rues de nos villes, diverses sociétés d'intérim (Randstad, Trace Group ou encore tout récemment Adecco) ont rivalisé d'imagination et de créativité, affichant haut et fort leur message marketing en même temps que leur vision du monde du travail.
L'occasion pour nous de porter un regard critique sur les messages - cachés ou pleinement assumés- véhiculés à travers deux de ces campagnes, celles de la firme Randstad et du Groupe Trace.
Quelle représentation du travail est proposée par ces sociétés d'intérim? N'assiste-t-on pas à un renversement des valeurs, pouvant aller jusqu'à la confusion des genres la plus totale? Ces campagnes ne font-elles pas injure à la réalité et à la souffrance de centaines de milliers de demandeurs d'emploi, devenus pour la cause la cible d'un marketing qui dévoile une nouvelle manière d'évaluer et d'appréhender le monde du travail?
Moulée dans une combinaison high tech et ad hoc, la jeune femme sort des flots à larges enjambées, pour regagner la plage et, n'en doutons pas, recommencer aussitôt à affronter les vagues. Tout en elle dégage une forte énergie: les cheveux claquent au vent, la planche de surf est prise à bras le corps et pointée comme une arme, les mouvements du corps sont tendus, ramassés vers l'effort et la cible.
Nous la voyons de dos et c'est en même temps qu'elle que nous découvrons l'inscription sur la grève, que les flots en se retirant viennent de dévoiler: une main a entaillé profondément le sable d'une phrase majuscule, tracée avec énergie, avec passion peut-être: TU AS LE JOB ANNE.
La firme Randstad, qui s'active dans le marché du travail intérimaire, s'affiche en effet au haut de l'image en se définissant comme pourvoyeuse de "work solutions". Un carré turquoise, comme les flots, comme les lignes ondoyantes du maillot de corps qui sculpte la ligne svelte de la sportive, affirme en écho combien il est bon de connaître celle-ci ("good to know you").
Une représentation particulière du travail
Anne est donc une jeune femme sans travail. Sa situation nous est présentée comme remplie d'un intense investissement: l'attente par rapport à un éventuel engagement est le lieu d'un engagement d'une autre nature, dans un exercice sportif mené tambour battant; il n'y a aucun temps mort dans le dépassement de soi auquel elle s'adonne. Nous retrouvons là le fameux et fumeux concept d'activité, qui transcenderait celui de travail en redéfinissant celui-ci comme une activité parmi d'autres "loin d'être la seule voie possible de l'épanouissement personnel". On imagine notre jeune surfeuse "se retrouvant" entre deux "missions" menées comme des raids, dans une activité "dotée de sens pour elle", "en contact étroit avec les éléments primitifs". La mer est ainsi un lieu propice au ressourcement, le surf (avec l'alternance de ses crêtes et de ses creux), un mode d'existence choisi et pleinement assumé.
Si l'on se souvient de la célèbre formule de Jean Cocteau "Quand je suis fatigué, je change de travail", force est de constater qu'elle est devenue obsolète, au profit d'un style de vie où l'essentiel est de se trouver dans le dépassement, c'est-à-dire de se ressourcer en se fatiguant dans une activité – le travail, quant à lui, nous sera donné par surcroît...
Les connotations mer/surf/vacances soutiennent ainsi le "renversement de toutes les valeurs" qui est devenu la marque de fabrique des firmes d'interim et de la représentation du travail qu'elles véhiculent systématiquement dans leurs campagnes de marketing guerrier: l'intermittence est la liberté, l'absence de travail une opportunité à saisir, le fait de travailler doit être choisi en permanence, la stabilité laborieuse (et la répétition qu'elle implique) est une prison insupportable. L'impasse est évidemment totale sur les conditions (notamment économiques) que nécessiterait une pareille plongée dans le règne de l' "activité" tous azimuts.
Notons encore, dans le message étalé sur le miroir du sable, la présence curieuse de l'article défini : ce n'est pas l'obtention d' "un" travail (celui qui lui serait concédé par l'état du marché et les maigres offres disponibles - dont beaucoup de gens doivent de fait se satisfaire) qui est annoncée à Anne, mais le fait qu'elle a décroché "le" travail (celui, suppose-t-on, qui était visé par elle préférentiellement, qui avait fait l'objet d'une analyse et d'une stratégie – stratégie dont le déploiement ne semble pas pour autant nécessiter la présence ou l'action directe de la demandeuse: pas question pour elle de devoir quémander elle-même l'objet du désir, puisque le désir est réciproque, si ce n'est inversé (c'est une des significations de "good to know you").
"Le" job peut ainsi être présenté comme un graal qui n'est sain(t) que parce qu'il est intérimaire (et l'interim, par voie de conséquence,comme le graal du travail).
Un service très avancé
Le bref temps où la sportive escalade les vagues, avant de revenir, moderne danaïde, vers la plage, pour reprendre une nouvelle fois son élan conquérant, a suffi pour que l'agent Randstad ait eu le temps de lui faire la surprise du message. Le dépassement de soi dont fait preuve notre demandeuse méritante est ainsi lui-même dépassé par la vélocité, signe d'un engagement total, du professionnel du placement.
Ce service très performant mélange allègrement la sphère privée et la sphère professionnelle : la jeune femme est tutoyée, elle est suivie de près dans une relation très personnalisée, si ce n'est très personnelle– même sur le terrain de ses vacances.
Ne s'agit-il pas là d'un travail d'escort boy (*) d'un nouveau genre, promis à un foudroyant avenir?...
La survalorisation implicite du client (n'est-il pas une personne qu'il est si agréable de connaître - "good to know you"?) achève le renversement des valeurs : c'est désormais le placeur qui est chanceux et trouve à réaliser ses désirs grâce à l'existence d'une si demandée demandeuse. La confusion des genres est totale.
Remarquons en tout cas que la firme Randstad ne semble pas lésiner sur les frais généraux puisqu'elle n'hésite pas à dépêcher un agent jusqu'au lointain paradis du surf où s'ébroue notre désirée toujours en activité. A moins que le travail de placement ne soit tellement rentable qu'il faille dépenser sans compter pour ne pas payer trop d'impôts (c'est-à-dire pour ne pas contribuer à la sécurité sociale...)?
Une injure à la réalité et à la souffrance
La combinaison qui moule les formes ondoyantes de la jeune Anne, qui voit venir à elle le travail, incarne la morale de l'investissement dans l'activité tous azimuts ; elle est ainsi l'uniforme symbolique et paradoxal que sont invités à revêtir les dominés pour prouver leur bonne volonté à ceux qui, au nom des classes dirigeantes, tiennent sur le métier qu'ils exercent – et sur la réalité du marché du travail dont ils profitent - un discours où le cynisme le dispute au mépris.
La souffrance d'être sans emploi ne semble en tout cas guère la condition la mieux partagée du monde...
Jusqu'à quand acceptera-t-on ces renversements de sens (ce nihilisme) où les vingt à trente pour cent de personnes laissées pour compte par le modèle néo-libéral du développement sont "baisés par leur propre langue (**)", jusqu'à en étouffer de rage et d'impuissance ?
Autour de nous et en parallèle, l'Etat social "actif" se prépare à désactiver ceux qui ne le sont pas suffisamment à son gré. Ceux-là devront prouver qu'ils cherchent "activement" du travail: en donnant une facture du Club Med?
Mais tout n'est pas perdu: la jolie et méritante Anne, au moins, aura été sauvée des eaux grâce à ses efforts – et à son escort boy efficace, invisible et pourtant si près du corps...
Notes
(*) L'absence de pas autour de l'inscription tracée sur la grève n'autorise pas à déduire que l'agent soit masculin, mais il faut remarquer que dans les publicités sur l'interim, on aime la mixité : c'est toujours un agent du sexe opposé qui "sert" le "client-demandeur". A moins qu'il ne s'agisse d'une divinité capable de marcher sur les eaux?
(**) L'expression est de Bernard Noël.
"J'espérais que, fuyant un indigne repos,
je prendrais quelque place entre tant de héros"
(Jean Racine, Bajazet)
Les quelque six cent cinquante mille Belges laissés pour compte par la déstructuration du marché de l'emploi en resteront stupéfaits: une affiche les invite à "prendre place" dans un travail, où ils étaient personnellement attendus depuis longtemps: on se demande quel masochisme ou quelle inconscience avaient bien pu les empêcher de venir s'installer là où on désirait si ardemment leur arrivée.
Une pratique systématique de l'inversion
La campagne de publicité inaugurée récemment par la firme Trace, qui oeuvre dans le domaine de l'intérim, s'inscrit de fait fort bien dans l'entreprise politique et culturelle - si ce n'est religieuse, tant les semi-vérités présentées comme des dogmes y foisonnent - que Pierre Bourdieu appelait la "nouvelle vulgate planétaire", soit la révolution néo-libérale conservatrice.
"Le mouvement, rendu possible par la politique de déréglementation financière, vers l'utopie néo-libérale d'un marché pur et parfait, s'accomplit à travers l'action transformatrice et, il faut bien le dire, destructrice, de toutes les mesures politiques (dont la plus récente est l'AMI, Accord multilatéral sur l'investissement, destiné à protéger contre les Etats nationaux les entreprises étrangères et leurs investissements) visant à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur: nation, dont la marge de manoeuvre ne cesse de décroître; groupes de travail, avec par exemple l'individualisation des salaires et des carrières en fonction des compétences individuelles et l'atomisation des travailleurs qui en résulte; collectifs de défense des droits des travailleurs, syndicats, associations, coopératives; famille même, qui, à travers la constitution de marchés par classes d'âge perd une part de son contrôle sur la consommation."
Un tel programme constitue une "avancée" qui est de fait une régression:
"S'inspirant d'une intention paradoxale de subversion orientée vers la conservation ou la restauration, les révolutionnaires conservateurs ont beau jeu de transformer en résistances réactionnaires les réactions de défense suscitées par des actions conservatrices qu'ils décrivent comme révolutionnaires; et de condamner comme défense archaïque et rétrograde de 'privilèges' des revendications ou des révoltes qui s'enracinent dans l'invocation des droits acquis, c'est-à-dire dans un passé menacé de dégradation ou de destruction par leurs mesures régressives(...)"
Ce programme politique qui propose des progrès qui sont des reculs a évidemment besoin d'une rhétorique de l'inversion qui masque le détournement opéré et la manipulation qui le rend possible.
Il s'agit de pratiquer allégrement, et nous en avons un exemple dans la campagne qui nous occupe, une inversion complète des signes.
Ainsi six cent cinquante mille personnes seraient surnuméraires en Belgique et vivraient les affres d'une vie sans avenir? Faux, s'écrieront les porte-parole locaux de la vulgate: de nombreux "jobs" languissent de ne pas être occupés par les personnes dont on attend en vain la prise de conscience et la mobilisation - "on n'attend que vous"...
L'instabilité sévirait, la sécurité d'existence serait insuffisante et les protections sociales, partout menacées? Faux rétorquent les disciples : le travail intérimaire est mieux que ce que nos parents appelaient une "place" - ne peut-on, comme le prétend l'affiche, y prendre ses aises, en étant accueilli chaleureusement, en se sentant d'emblée chez soi dans cette situation attractive; "Place royale" n'est pas loin...
L'intermittence serait désormais le destin de milliers de gens créateurs ou invités à être "créatifs"?
Faux avancent les adeptes: vous pouvez vous "installer" dans un "intérim" et soyez sûrs que votre passage laissera une telle...trace que vous serez aussitôt rappelés (trop tôt, puisque vous avez mille autres passions dans votre vie que le travail, qui, toutes, vous mobilisent avec intensité).
Une "nouvelle culture" matraquée
Luc Boltanski et Eve Chiapello ont montré dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme que s'installait globalement une nouvelle manière d'appréhender et d'évaluer le monde (une nouvelle culture), et notamment le monde du travail : nous sommes en face d'un nouveau système de croyances et de mesure - qu'ils ont appelé la Cité par projet.
Ce qui est signifiant dans cette représentation du monde en émergence, c'est l'intérêt de se trouver connecté à des expériences inédites et provisoires, d'être appelé à participer à des expériences novatrices, vécues intensivement pour une période donnée, après quoi on repartirait vers d'autres connexions, enrichi de ses réalisations antérieures, donc encore plus attractif, plus désirable, plus compétent, plus irremplaçable.
Les protagonistes de ce "nouvel esprit" du capitalisme évoluent en réseau, ne fixent pas de frontières claires entre le privé et le professionnel, exigent que le travail (ou plutôt "l'activité") qu'on leur propose fasse sens pour eux, ne s'enferment pas dans des appartenances et des possessions, font de la mobilité permanente (et de la mobilisation qui l'accompagne) une condition sine qua non de la réalisation de soi.
Qu'une partie privilégiée de la population se reconnaisse dans ce modèle de "jetset worker" ne fait pas de doute. Cela n'autorise cependant pas à passer sous silence les conditions, les limites et la face cachéed'un tel fonctionnement.
Boltanski et Chiapello posent bien en effet que la Cité par projet connaît un mode d'exploitation qui lui est spécifique ; celle-ci emprunte au moins quatre formes nouvelles:
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pour que quelques-uns puissent être hyper-mobiles, il faut que d'autres assurent une permanence au quotidien, soient en quelque sorte "assignés à résidence" , pour fournir la base et la présence qui permettra la transhumance généralisée des autres; tous n'ont donc pas accès au mouvement "généralisé";
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d'autre part, l'enrichissement par la mobilité et la diversité des expériences n'est possible que pour une partie seulement des "connexions", celles qui sont les plus intéressantes (et sont donc réservées aux privilégiés);
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enfin, participer à un projet transitoire n'enrichit que ceux qui peuvent s'en prévaloir officiellement: bien des apports cachés ou contraints ne peuvent pas être valorisés;
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la déconnexion entraîne l'inattractivité, puis l'exclusion, parfois irrévocable: la Cité par projet est extrêmement inégalitaire.
La violence culturelle la plus cruelle
On franchit cependant une étape dans le cynisme (éventuellement involontaire) lorsque l'on feint, en plus ,de considérer que le modèle du "projet" s'applique (doit s'appliquer) à tous.
C'est évidemment le cas lorsqu'on prête à tous les travailleurs (y compris les demandeurs d'emploi) les repères et les choix propres aux adeptes privilégiés du bougisme cumulatif. On voit poindre une telle attitude lorsqu'on sur-valorise le "travail sur soi" comme clé d'accès au marché du travail. Combien d'interventions en matière d'insertion sociale et professionnelles ne se disent pas désormais dans le "texte" de la "Cité par projet"? Combien de professionnels de l'insertion n'ont pas fini par intérioriser les schèmes suivants: chercher (un travail), c'est se chercher (et le reste sera donné par surcroît); en trouver, c'est d'abord se retrouver dans son authenticité profonde et intérieure - et il ne faut pas aller jusqu'aux séminaires de "pensée positive pour demandeurs d'emploi" pour trouver l'exercice (et les ravages) d'une telle logique culturelle.
On trouve par ailleurs beaucoup de travailleurs que le non-changement commence à complexer. Des travailleurs d'une institution accueillant des jeunes poly-handicapés nous disaient récemment leur sentiment que leur carrière leur paraissait "un long fleuve tranquille", sur fond de crainte d'être rejetés à la périphérie du vaste mouvement permanent.
Le comble est atteint lorsqu'on produit des dénis de réalité: certains n'hésitent pas à poser que si on ne trouve pas de travail, c'est que le travail sur soi est insuffisant, voire inexistant; les accusations de mauvaise volonté ne sont pas loin. Cette nouvelle culture permet en tout cas de se défausser à bon compte des inégalités structurelles (celles qui sont produites par un marché de l'emploi dérégulé par exemple) sur leurs victimes elles-mêmes, coupables d'un manque de profondeur et d'intensité dans le "travail sur soi", d'un "refus" de s'engager dans les multiples connexions (sic) qui leurs sont ouvertes et proposées...
Cette mauvaise foi et ce retournement complet de tous les signes sont d'une cruauté inacceptable pour tous ceux que les mouvements chaotiques du marché pur laissent sur la touche. De combien d'entre eux a-t-on déjà définitivement perdu toute trace ?
La trace et la cible
Il est piquant de constater que le slogan éthéré de l'affiche "prenez place, ce job n'attend que vous" est en quelque sorte involontairement démenti par le choix graphique qui a été effectué.
La travailleuse tellement attendue est en effet représentée d'une manière très stylisée (ombre noire, contours blancs), qui fait immanquablement penser à la manière dont certaines cibles sont représentées dans les stands de tir.
Le message graphique révèle involontairement l'envers du décor: la réduction de l'individu à un statut de cible d'un marketing aux connotations doucereuses, qui cache mal son fonds guerrier. Ce vous tant attendu est aussi celui qui sera nié comme sujet dans l'univers si accueillant où il est invité à pénétrer, pétri de sa future importance. La sémantique n'est pas en reste: l'emploi systématique, par les firmes d'intérim, du terme "job" connote bien le provisoire; si on le relie au slogan de la firme "Trace, chercheur d'avenirs", on comprend que pour la nouvelle vulgate une succession heureuse, valorisante et valorisée de "jobs" sera plus épanouissante que le travail ou la carrière: la succession ne promet-elle pas des avenirs?
La rhétorique de l'inversion consiste à faire croire qu'en délestant le travail de sa stabilité (en entrant dans le monde du "job"), on pénétrera dans l'univers enchanté des avenirs multiples. Moins, c'est plus, en résumé.
" Dans la société programmée, l'individu, réduit à n'être qu'un consommateur, une ressource humaine ou une cible, s'oppose à la logique dominante du système en s'affirmant comme sujet, contre le monde des choses et contre l'objectivation de ses besoins en demandes marchandes. (...) le sujet est la contestation d'un ordre, de même que l'image de la société comme un marché a pour raison d'être de réduire la résistance des défenses culturelles."
Une jeune fille se dirigeant vers une mer bleu turquoise avec sa planche de surf, les cheveux au vent... Une inscription sur la plage: "tu as le job ANNE", voilà en quelques mots l'affiche publicitaire de l'agence Randstad...
Lors d'une publication sur Intermag, Jean Blairon dénonçait les images, les idées véhiculées par cette campagne, qui pourrait de prime abord paraître anodine (voir premières parties). Tour à tour était évoqué le fait que la situation de demandeuse d'emploi est montrée comme une situation confortable, l'intermittence serait la liberté, l'absence de travail, une opportunité à saisir...
Nous augmentons ici le sujet par une réaction croisée: en donnant la parole à Didier de Laminne de Bex, Manager Public & Press Relations des agences intérim Randstad dont les propos seront opposés à ceux de Thierry Tonon, secretaire régional namurois de la FGTB qui a également accepté de donner ses impressions suite à la critique publiée précédemment. Il s'agira au travers des réponses du premier de comprendre le but de leur campagne publicitaire, de le faire réagir face à la critique. Face à l'ampleur du travail intérimaire, le syndicat a créé une ligne rouge "info intérim", un moyen de répondre aux différentes questions concernant le droit des intérimaires. Pour Thierry Tonon, "le travailleur intérimaire, il est tout seul devant son agent intérim, devant l'employeur également et notre boulot de syndicaliste c'est de retisser des solidarités entre l'ensemble des travailleurs."
Les points principaux de la critique parue dans le premier numéro vont être passés en revue. A chaque fois, vous pourrez entendre (visionner) la réaction de Didier de Laminne de Bex ainsi que celle de Thierry Tonon.
Une injure à la réalité
Cette publicité était selon Jean Blairon une injure à la réalité et à la souffrance. Tout d'abord, une jeune demandeuse d'emploi a-t-elle réellement l'opportunité de se rendre au bord d'une mer bleu turquoise avec une planche de surf, l'esprit tranquille en attendant qu'une consultante lui trouve un job? Pour Didier de Laminne de Bex (Randstad), une campagne de communication doit toucher, doit être surprenante.
Pour sa part Thierry Tonon (FGTB) parle de double gifle donnée par cette affiche publicitaire. Il y aurait selon lui une gifle donnée aux travailleurs qui ont un emploi, puisque cette affiche pourrait leur faire croire qu'ils ont tort d'apprécier la stabilité; l'autre gifle est donnée aux travailleurs sans emploi.
Connaître les attentes des intérimaires
Trouver un job et pas n'importe lequel: c'est "le job", celui taillé sur mesure. Jean Blairon note dans sa critique que ce n'est pas l'obtention d' "un" travail (celui qui lui serait concédé par l'état du marché et les maigres offres disponibles - dont beaucoup de gens doivent de fait se satisfaire) qui est annoncée à Anne, mais le fait qu'elle a décroché "le" travail (celui, suppose-t-on, qui était visé par elle préférentiellement, qui avait fait l'objet d'une analyse et d'une stratégie). Et pour Randstad, cette offre du job "taillé mesure" est le résultat d'une connaissance de l'intérimaire...
De son côté, la FGTB estime que la connaissance qu'ont les consultantes de leur intérimaires est plutôt superficielle, il s'agirait d'un "bancontact amélioré de l'emploi". Et pour Thierry Tonon, cette personnalisation ne permettrait pas une sélection aussi appropriée à l'attente du demandeur d'emploi.
Dépendance au coup de fil...
Une fois la mission trouvée pour un intérimaire, le moyen utilisé pour le prévenir est le SMS. Et c'est pourquoi sans doute, de façon idéale, dans la publicité le fait que Anne "ait 'le' job" est inscrit sur le sable. Jean Blairon dans sa critique estime que les limites entre la sphère privée et la sphère professionnelle s'estompent puisqu'on va chercher Anne sur le lieu de ses vacances.
Ce qui est perçu comme un engagement total de la part des consultantes qui envoient des SMS dès qu'elles ont un job pour un intérimaire est perçu par le syndicat comme une situation peu enviable pour l'intérimaire, vivant perpetuellement dans l'incertitude.
L'interim: un tremplin vers un emploi fixe?
Ces missions pour lesquelles les intérimaires sont appelés sont des missions temporaires. Cela correspond pour Randstad à une réalité économique et à une demande de la part de différents secteurs qui ont une activité saisonnière. Mais pour Jean Blairon, parce que les agences n'auraient rien de mieux à proposer, elles opèrent un renversement des valeurs: le "renversement de toutes les valeurs" qui est devenu la marque de fabrique des firmes d'interim et de la représentation du travail qu'elles véhiculent systématiquement dans leurs campagnes de marketing guerrier: l'intermittence est la liberté, l'absence de travail une opportunité à saisir, le fait de travailler doit être choisi en permanence, la stabilité laborieuse (et la répétition qu'elle implique) est une prison insupportable. Pour Randstad, cela n'est pas tout à fait juste, 50% des intérimaires trouvent un emploi fixe à la suite de différents passages en tant qu'intérimaires dans une entreprise.
Pour Thierry Tonon, le fait qu'un travail intérimaire soit un tremplin vers un emploi fixe n'est pas un argument pour dire que le travail intérimaire est nécessaire.
Etre intérimaire: un statut précaire?
Et enfin, dernier élément de la critique sur lequel les deux intervenants vont réagir: l'impasse dans la publicité sur les inconvénients que peut avoir le statut d'intérimaire.
Pour la FGTB, le travail intérimaire reste un travail précaire: on ne sait jamais de quoi demain sera fait , on reste dépendant d'un éventuel coup de fil...
Pour clôturer nos interventions sur les campagnes publicitaires en matière de contrats de travail intérimaire, il nous a paru nécessaire d'analyser la dernière livraison de la firme Adecco, puisant dans la veine animalière dans laquelle se sont illustrés tant d'auteurs, depuis La Fontaine jusqu'à Georges Orwell, dénonçant dans son roman « La Ferme des animaux » les contradictions et excès du communisme.
Une grande virtuosité
Actons d'abord que les deux réalisations qui sont diffusées dans ce cadre témoignent d'une véritable virtuosité dans l'enchaînement des figures de style qui les composent. Pas moins de sept figures sont en effet articulées pour produire la signification communiquée.
Nous les décomposons en effet comme suit.
Le slogan principal énonce une extension de certains droits aux travailleurs intérimaires: eux aussi (comme les autres travailleurs), ont droit (à trouver, ou choisir) un métier qui leur ressemble. Remarquons que les deux ellipses indiquées entre parenthèses permettent une hyperbole implicite: le contrat temporaire est devenu subrepticement un métier à part entière.
Le slogan est illustré en recourant à une métaphore zoomorphique qui est aussi une antiphrase: caniche et vache « représentent » un travailleur de remplacement: le caniche remplace le Saint-Bernard, la vache, une poule. A contrario de l'énoncé des droits, l'image présente, via une antithèse, un remplacement inadapté: la taille du caniche est insuffisante pour le volume du tonneau contenant le précieux viatique; la masse de la vache est inadaptée à la fragilité des oeufs à couver. L'antiphrase consiste bien à dire (ici à montrer) le contraire de ce que l'on pense, tout en révélant que l'on pense le contraire de ce que l'on dit (ou montre, en l'occurrence).
Le slogan relatif à la marque (« On s'engage pour vous ») constitue quant à lui une antanaclase par ellipse. L'antanaclase est la figure qui consiste à reprendre un mot dans une phrase en opposant deux sens différents que peut prendre ce mot: la phrase reconstituée énonce de fait « on s'engage pour vous (à vous faire engager dans un travail qui vous ressemble – ellipse) » et elle oppose bien deux sens différents du verbe « engager » (on fait la promesse et on se mobilise / pour vous trouver un contrat de travail).
Cette virtuosité montre toutefois rapidement toutes ses limites en matière de politique de communication.
Glissements progressifs du plaisir
L'antiphrase centrale (la photo du caniche ou de la vache), qui est supposée, en nous faisant sourire, attirer l'attention, est minée par une analogie indésirable ou cynique : le travailleur-caniche n'évoque-t-il pas que trop bien certain modèle de comportement au travail, à savoir la capacité à obéir sans réserve (on dit « suivre quelqu'un comme un caniche »), à faire le beau sur commande, voire une aptitude à être dressé? Le caniche, nous rappelle le dictionnaire Robert, est un chien destiné à être tondu. La métaphore zoomorphique ne peut dans ce cas que nous rappeler que « tondre quelqu'un »... c'est le dépouiller!
De même, l'antithèse de la vache-couveuse (« une vache n'est pas faite pour couver, mais pour donner du lait ») ne peut que provoquer le retour incontrôlé de l'expression « vache-à-lait », qui désigne, d'après le Robert, une personne qu'on exploite, qui est source de profit... pour quelqu'un d'autre !(1)
Ce retour inattendu du thème de l'exploitation dans les deux métaphores montre toutes les limites de l'antanaclase: celle-ci redevient vite un... degré zéro: « on s'engage pour vous » égale « c'est nous qui bénéficions du contrat, c'est à notre profit essentiel qu'il est conclu, c'est en vous exploitant que nous produisons notre richesse... »
Les risques de l'inversion
Et l'on perçoit bien ici toutes les limites des troisièmes ou quatrièmes degrés, et particulièrement des stratégies d'inversion dont la firme Adecco est coutumière dans ses campagnes: ce qui est nié finit toujours par faire retour, l'antiphrase redevient toujours en partie une phrase, le déplacement, un message déplacé.
On se souvient ainsi de la campagne où des patrons remplaçaient des prostituées dans les vitrines de carrées: l'inversion des rôles ne supprimait pas l'assimilation du travail à une exploitation sans limites. De même, le patron se livrant à un strip-tease pour obtenir l'engagement d'une candidate affirmait quand même la présence de l'exploitation sexuelle dans les lieux mêmes du travail: un témoignage direct nous rapporte le cas d'un entretien où le patron d'une PME a demandé à une candidate secrétaire au cours de l'entretien d'embauche « Comment réagiriez-vous si je vous demandais de faire un strip-tease pour être engagée? » . Nier d'une certaine façon, en plaisantant par exemple, c'est toujours évoquer l'affirmation niée.
Certes l'on nous répondra qu'il s'agissait là d'humour « simplement » destiné à attirer l'attention, ou l'on argumentera, comme la firme Dexia appelée à justifier ses égarements à propos de la manipulation des jeunes relativement à leur argent de poche, que les auteurs de la campagne pensaient avoir affaire à un public doté de maturité intellectuelle: arguties ou sophismes qui reposent sur une attitude flottante par rapport au fait d' « être dans sa parole » ou non.
De la même façon que certaines multinationales disposent désormais de sièges sociaux virtuels, le discours de certaines entreprises sur le monde du travail ou le monde du loisir sont rendues par elles inassignables à une posture d'énonciation claire : on dit sans dire, on nie sans retirer, on se justifie en se dérobant. Attitude de communication qui cadre parfaitement avec le fait que le travail cesse d'être un lien (entre des protagonistes qui sont dans leur parole) pour devenir un bien, manipulable, interchangeable, consommable... et jetable, impunément.
L'économiste Karl Polyani, dans son ouvrage « La grande transformation » (2) nous avait pourtant mis en garde contre le danger de considérer le travail comme un marché équivalent aux autres marchés. Dans cette période d'hyper-capitalisme, où régressent partout les droits du travail et les protections chèrement conquises, nous voyons en effet se développer et s'amplifier les dérives annoncées.
On se souvient dans ce cadre de la terrible phrase du sociologue Richard Hoggart dans son ouvrage « La culture du pauvre » consacré à la classe ouvrière anglaise des années cinquante:
« Dans nos sociétés, il reste encore des travaux de bêtes de somme, et ce sont les membres des classes populaires qui les exécutent: ce ne sont pas là des conditions de vie qui favorisent les rythmes de conversation mesurés ou les tons feutrés. » (3)
Si nos sociétés deviennent de plus en plus des sociétés de services, il semble que pour Adecco l'assimilation du travailleur ou de la travailleuse à une bête de somme soit encore possible – quitte à ce qu'on exige de cette « brave bête », d'adopter de surcroît des comportements mesurés et des avis feutrés, surtout, imagine-t-on, en matière de revendications et de droits!
Mais si ces campagnes arrivent mal à cacher, derrière leur sensationnalisme, le mépris profond qui les inspire, il faut aussi reprocher aux stratégies de déni de parole qui les fonde d'être une atteinte à notre réalité la plus quotidienne; il faut critiquer les attitudes de fuite scandaleuse de leurs auteurs dans les postures protégées du virtuel, loin de la misère du monde qu'ils contribuent à produire, en feignant de ne pas la voir ou en se dédouanant trop facilement des responsabilités écrasantes qui sont les leurs à cet égard.
- Nous n'évoquons pas ici d'autres connotations indésirables mobilisant des préjugés sexistes ou des stéréotypes de classe comme « femme trop grosse » ou « personne molle et paresseuse ».
- K. Polanyi, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard. 1983, traduction de l'ouvrage original The Great Transformation, paru en 1994, réédition en 2001 chez Beacon Press.
- R. Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1957, trad. 1970, p. 134.
Le secteur de l'intérim n'est pas seul à proposer une nouvelle représentation du monde du travail. Les compagnies aériennes ne sont pas en reste. Un exemple avec la SN Brussels Airlines dont le message de campagne ne serait rien d'autre qu'une nouvelle domesticité gratuite et auto-consentie...
"Nous nous rendons, ma collègue et moi, à Athènes pour participer à l'évaluation d'un dispositif d'accompagnement de personnes handicapées mentales. Pendant notre trajet vers la porte d'embarquement, géante, une affiche publicitaire de la SN Brussels Airlines nous promet un accompagnement fort intime...
Il s'agit d'une photo panoramique qui met en scène une double rangée de sièges sise dans la carlingue qui va bientôt nous accueillir. Sur un siège de la rangée de gauche, une jeune femme dort, tranquille, apaisée. A droite, une hôtesse de la SN, en uniforme, donne le sein à un bébé. Le slogan "Passionate about you" s'inscrit dans le coin de l'affiche.
Au vu de ces éléments, l'interprétation suivante (1) s'impose: la SN... nous garantit somme toute un service très avancé, à la mesure de la prestation de son hôtesse: pour assurer à la jeune voyageuse un repos bien mérité, l'hôtesse s'occupe de son bébé à sa place. Un heureux hasard de l'existence fait-il que la professionnelle est en mesure d'offrir à l'enfant la nourriture la plus naturelle qui soit (mais dans ce cas, qui nourrit son propre enfant?)? Ou bien Messieurs Lippens et Davignon ont-ils à ce point investi en Recherche et Développement qu'ils aient trouvé à améliorer la nature et à permettre l'allaitement à la mesure des besoins des clients?
Quoi qu'il en soit, nous comprenons que dans cette entreprise récente, la passion du client est telle que des services très intimes peuvent être rendus, pour garantir pendant le vol la possibilité d'un sommeil réparateur: de mère à mère, de femme à femme?
La frontière qui sépare la sphère professionnelle et la sphère privée subit en tout cas un déplacement extrême...
Une deuxième affiche de la même série publicitaire mérite, à ce point de notre raisonnement, d'être articulée à celle que nous venons de décrire.
Il s'agit toujours d'une photo panoramique. Nous voyons cette fois ce genre de tapis mécanique d'où les voyageurs doivent arracher leurs bagages, parfois dans la cohue, souvent dans la précipitation.
De l'autre côté du tapis, en face de nous, une série de stewards éclatent du bonheur de pouvoir se livrer à leur passion pour nous en nous tendant, toutes dents dehors, notre bagage (service individualisé qui, évidemment, n'est pas supposé être offert par les autres compagnies...).
La vérité du message publicitaire éclate alors: ce que SN offre à son client-roi, n'est rien d'autre, au fond, via un retour à un XIXe siècle amélioré, qu'une nouvelle domesticité gratuite et auto-consentie: des nourrices heureuses, des porteurs enthousiastes.
Le déplacement de la frontière privé/professionnel s'accompagne donc d'un recul au niveau de la frontière qui sépare le statut de salarié du statut de "domestique" (ou plutôt d'esclave bon teint: on n'a pas osé mettre en scène une hôtesse d'une autre couleur de peau?).
Ceci dit, dans la réalité de notre voyage en la compagnie de cette compagnie (en alliance non annoncée avec une nouvelle firme grecque, moyennant une heure de retard), nulle hôtesse n'offre ses seins avenants à la (con)descendance des voyageurs et nul steward irradié de jouissance ne substitue ses bras à nos efforts pour saisir nos impedimenta.
Et c'est tant mieux! Nous n'avons nul besoin d'une domesticité "new look", dont la jouissance serait inversement proportionnelle au respect de ses droits.
Etant travailleurs nous-mêmes, nous respectons les travailleurs des autres secteurs comme nos semblables.
Chère hôtesse, cher steward, puissent vos patrons redescendre sur terre et réajuster quelque peu leur représentation de ce qu'on peut attendre des travailleuses et des travailleurs d'une firme! Puissent-ils, dans cette nouvelle société qu'ils ont créée avec un patriotisme et un désintéressement qui devraient, j'imagine, nous stupéfier, vous respecter un peu plus que vous ne le fûtes dans la précédente...
Nous n'embarquerions, dans ce cas, en votre compagnie, qu'avec plus de plaisir.
1. R. Lindekens, spécialiste de l'interprétation des images, aurait rangé ce cas de figure dans les "verbalisations hypothético-déductives"."