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Dossiers et reportages || Champ culturel

Le karaoké

est-il une pratique culturelle ?

 

 

"La culture des individus" voilà un ouvrage du sociologue français Bernard Lahire, qui fait beaucoup parler de lui, principalement parmi ceux qui de près ou de loin sont amenés à s'intéresser aux politiques culturelles. Depuis les années 70, ces dernières s'inspiraient surtout des théories de Pierre Bourdieu. Selon lui, chaque classe sociale a une culture. Ce déterminisme donne lieu à une inégalité de l'accès à la culture. Lahire, lui refuse cette théorie.

 

karaoke_01Pour ce sociologue, chaque individu peu importe sa position sociale peut avoir des pratiques culturelles très différentes les unes des autres, qu'elles soient hautement légitimes ou faiblement légitimes. Tous les ouvriers n'aiment pas les divertissements, et les cadres n'aiment pas tous aller à l'Opéra, certains préfèrent pratiquer le karaoké. Les goûts en matière de pratiques culturelles seraient pour Bernard Lahire influencés par les cadres socialisateurs (famille, école, amis etc.). Cette théorie peut donc avoir une influence sur les politiques culturelles actuelles. C'est pourquoi, la direction générale de la culture avait décidé le 14 octobre dernier d'organiser un débat autour de cet ouvrage. Quatre intervenants qui de près ou de loin sont amenés à s'intéresser aux politiques culturelles étaient présents: Jean-Louis Genard, directeur de l'Ecole d'Architecture de La Cambre, Virginie Devillez, docteur en histoire et spécialiste en histoire culturelle, Jean Blairon, directeur de l'asbl RTA et Patrick Colpé, directeur du Théâtre Royal de Namur. Le but: voir ce que eux, dans leur domaine peuvent retirer de cette étude. Tout au long de leurs exposés, les intervenants ont repris les termes de Bernard Lahire tels que "culture faiblement ou hautement légitime", "profils dissonants", "profils consonants". Pour mieux vous expliquer ces notions ainsi que les grandes lignes de la théorie de Lahire, nous avons décidé de partir du témoignage d'un passionné de Karaoké…

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Reportage vidéo - 1ère partie - 3'23''

une soirée au karaskobar - j'existe et je suis sur scène
la culture et ses publics - Lahire sur le grill
pratiques déviantes et profils dissonants

 

Avec son ouvrage "La culture des individus", le sociologue français Bernard Lahire s'oppose en quelque sorte à Pierre Bourdieu. Ce dernier était jusqu'à présent la référence sociologique principale dans le monde culturel. Ses théories ont largement influencé les politiques culturelles en Belgique. Une des idées maîtresses de Pierre Bourdieu consiste à dire que chaque classe sociale à une culture propre. C'est ainsi que le divertissement est associé à la classe populaire alors que la "haute culture" (théâtre, opéra, etc.) est associée à la classe supérieure.

Alors que la théorie de Pierre Bourdieu se situe au niveau collectif, Bernard Lahire quant à lui va changer d'échelle. En s'intéressant à la culture de l'individu et non plus à la culture d'un groupe, il constate qu'il existe chez un même individu un écart entre une ou plusieurs préférences culturelles et un ensemble homogène de pratiques du point de vue de leur légitimité. En effet, un cadre supérieur peut aimer lire des essais, aller à l'opéra, mais apprécier aussi une pratique culturelle faiblement légitime comme le karaoké. C'est ce que Lahire appelle un profil dissonant par opposition à un profil consonant, profil ayant des pratiques culturelles homogènes. Pour Lahire, le profil dissonant serait le plus fréquent.

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Reportage vidéo - 2ème partie - 1'56''

le profil dissonant du docteur AL
le chanteur d'opéra au karaoké: quelle insonance!
les compétences de l'acteur actif de karaokés

Outre la distinction entre le profil dissonant et le profil consonant, Bernard Lahire distingue les pratiques culturelles faiblement légitimes des pratiques hautement légitimes. Ces dernières sont les pratiques les plus rares, les plus nobles. A l'inverse, les pratiques culturelles les plus courantes seraient celles qui sont faiblement légitimes. Un exemple: dans le domaine musical, la variété serait faiblement légitime tandis que la musique classique serait hautement légitime.

A cela vient s'ajouter une autre difficulté: la différenciation entre loisirs et pratiques faiblement légitimes. Si un loisir est pratiqué par la classe culturellement dominante, il va être élevé au rang de pratique faiblement légitime.

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Reportage vidéo - 3ème partie - 3'28''

une pratique culturelle faiblement légitime
du bricolage de la légitimité - tout est culture
distinguons loisir et culture - aussi légitime que l'opéra

 

 

 

Que tirer de l’analyse effectuée par Bernard Lahire dès lors qu’on assure des responsabilités en matière de conception et de mise en œuvre des politiques culturelles, en matière de création, de formation, de production et de diffusion artistiques, de conservation du patrimoine et d’animation culturelle ? Que tirer de ce constat et de la réflexion qui s’en dégage dès lors qu’on se trouve en charge de fonctions de création, de formation, de production, de diffusion, de conservation et d’animation dans les domaines de la culture ?
Autant de questions qui ont fait l’objet de la journée de réflexion organisée le 14 octobre 2004 par la Direction générale de la Culture.

 

* Consulter ou télécharger les actes en version pdf.

Index

1. Diagnostic et conséquences d'une évolution

par Martine Lahaye
Directrice de Cabinet adjointe
Cabinet de Mme la Ministre Fadila Laanan

2. Synthèse de "La culture des individus" de Bernard Lahire

par Jean-Louis Genard
Directeur de l'Ecole d'Architecture de La Cambre

3. La dissonance des universitaires

par Virginie Devillez
Docteur en Histoire
Musées Royaux des Beaux Arts

4. Une lecture de "La culture des individus" à partir de l'analyse institutionnelle

par Jean Blairon
Directeur de l'asbl RTA

5. A la rencontre des publics

par Patrick Colpé
Directeur du Théâtre Royal de Namur

 

 

Bernard Lahire est né à Lyon en 1963. Actuellement Professeur de sociologie à l'École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines et directeur du Groupe de recherche sur la socialisation au CNRS. Dans la culture des individus, il se réfère abondamment à Pierre Bourdieu dont il salue la subtilité et la richesse des analyses sociologiques qu'il rappelle et développe, qu'il utilise et critique. Une part non négligeable de l'ouvrage est en effet consacrée à démonter les raisonnements et critiquer les méthodes de La distinction. En tout cas, Bernard Lahire ne se contente pas d'appliquer les thèses de Pierre Bourdieu à d'autres terrains d'investigation, il ne se limite pas à utiliser son lexique et sa grammaire, mais "cuisine Bourdieu à la sauce Bourdieu"; il hérite de Bourdieu comme ce dernier aurait, selon lui hérité, de ses prédécesseurs.

"La seconde façon d'hériter suppose de faire l'effort (car d'effort - et de risque - intellectuel il est question) de continuer à imaginer et à créer au-delà de ce que le sociologue a pensé et formulé lui-même, en retrouvant ainsi l'attitude qu'il sut adopter lorsqu'il inventait, avec et contre d'autres chercheurs de sa génération, une nouvelle manière de faire la sociologie et de penser le monde social." (Le monde 25.01.02)

La culture des individus traite non pas tant de ce qu'est la culture, mais des pratiques culturelles des individus; c'est un ouvrage épais qui à la fois revisite la Distinction, débat de questions de méthodes, questionne les règles et attitudes propres au champ culturel mais aussi au champ des sciences humaines, dénonce les dérives de certains chercheurs en sociologie, etc. Il contribue ainsi à ouvrir un véritable débat autour du travail sociologique de Pierre Bourdieu et de la sociologie en général.

Le concept de l'homme pluriel

Une des clés qui permet d'entrer dans la thèse de l'auteur est le concept d'"homme pluriel" (ouvrage édité en 1998). L'homme pluriel est celui qui, depuis la naissance, croise et fréquente, plus ou moins durablement, des univers divers et variés. Chacun de ces univers (ou "cadres socialisateurs") participe à sa socialisation. Jusque là rien de bien neuf : nous savons tous que nos représentations et nos comportements s'expliquent en partie par nos liens passés et présents ; nous savons que nos parents, nos amis, l'école, le milieu professionnel, etc. contribuent à des degrés divers à faire de nous ce que nous sommes, c'est-à-dire, du point de vue de la sociologie, un sujet social.

L'apport de Bernard Lahire est de montrer que ces cadres socialisateurs ne forment pas nécessairement un ensemble cohérent et que les compétences et potentialités de chacun sont sollicitées différemment selon le contexte de l'action. Malgré les nombreuses sollicitations des individus à la construction, la découverte ou l'affirmation de leur "identité personnelle", de leur "caractère" et même si l'illusion est entretenue socialement (grâce à des supports tels que le nom, le numéro national), le "soi" cohérent unique et identique à lui-même en toute circonstance est, pour Lahire, une illusion. Il ne croit donc pas en l'existence d'un "programme intériorisé" qui donnerait cohérence et unité à la pluralité des expériences.

Selon lui, chacun intègre les éléments qui appartiennent aux différents univers qu'il a traversé et en réalise un agencement original auquel il intégrera ensuite les nouvelles expériences socialisatrices sans jamais effacer entièrement les anciennes. Sur la route, l'homme pluriel transporterait dans ses bagages des "abrégés d'expériences" (ou "dispositions") multiples et variés qui ne sont pas toujours compatibles entre eux.

La cohérence des choix culturels des individus

Si notre homme pluriel parvient à activer les "bonnes" dispositions dans les "bons" contextes et si ces contextes restent suffisamment séparés les uns des autres, ces variations intra-individuelles resteront internes et n'apparaîtront pas comme dissonantes dans la partition qu'il joue. Si plusieurs dispositions s'affrontent au même moment dans le même espace, si elles se contredisent au niveau de l'action et s'externalisent, elles risquent alors de lui poser problème.

Cependant, dans la culture des individus, Bernard Lahire ne centre pas son propos sur la manière dont l'individu gère ou non ses contradictions, mais cherche essentiellement à saisir les "nuanciers culturels individuels", c'est-à-dire les variations des goûts et des pratiques culturels afin de montrer que les choix culturels des individus ne sont pas aussi cohérents que ce que l'on pourrait croire à la lecture des travaux de Pierre Bourdieu, travaux qui par ailleurs ont fortement orienté le cadre à partir duquel se sont élaborées les politiques culturelles depuis la fin des années septante.

Une mutation d'échelle

La culture des individus ne peut se lire qu'en référence à la Distinction de Pierre Bourdieu. Notamment à partir du même matériau, Lahire recompose différemment les profils de consommation culturelle de manière à faire apparaître les variations intra-individuelles. Il effectue, par rapport aux travaux de Pierre Bourdieu, une "mutation d'échelle": il analyse la production du social à partir de l'individu (et non à partir des catégories socio-professionnelles); il adopte le point de vue des consommateurs culturels (et non celui des producteurs).

Alors que Pierre Bourdieu mettait l'accent sur l'homologie entre les positions sur l'échelle sociale et les préférences culturelles (c'est-à-dire sur le fait que les individus appartenant à une même classe ont généralement les mêmes pratiques culturelles), Bernard Lahire précise que si les individus révèlent en effet des variations en fonction de l'appartenance à un groupe (on n'échappe jamais totalement à son milieu d'origine), ils révèlent aussi des variations par rapport à eux-mêmes; les pratiques culturelles des individus variant d'une part en fonction des espaces socialisateurs qu'ils ont traversé et d'autre part en fonction du contexte dans lequel ils inscrivent leurs actions ou leurs choix. Selon ses analyses, les profils homogènes et cohérents (profils consonants) ne concerneraient qu'un nombre restreint d'individus alors que la majorité des profils seraient hétérogènes et rassembleraient des pratiques apparaissant (du point de vue adopté par Bourdieu) comme incompatibles (profils dissonants).

Pour Bernard Lahire, les élaborations théoriques antérieures (dont celles de Pierre Bourdieu) ont donc sous-estimé l'existence de différences internes à chaque individu en matière de consommation culturelle. Or, la pluralité des dispositions et des compétences individuelles et la pluralité des contextes dans lesquels les individus effectuent des choix sont des facteurs qui ne peuvent être négligés dans la mesure où ils créent des dissonances dans les profils culturels. Si on n'en tient pas compte, Bernard Lahire pense qu'on risque de peindre un tableau caricatural des "cultures de classe" et des fonctions de la culture dominante.

Des pratiques culturelles légitimes

Il convient sans doute de préciser ce que l'auteur entend par "dissonant". La dissonance, dans ce contexte, est l'existence d'un écart chez un même individu entre une ou plusieurs pratiques et un ensemble homogène de pratiques du point de vue de leur légitimité. Car, c'est bien à leur légitimité que l'on se réfère dans cet ouvrage, comme dans la Distinction, pour classer les différentes pratiques culturelles.

Dans cette perspective, une pratique est définie comme légitime en fonction de son caractère "rare" et "noble" et de son "potentiel distinctif" sur les marchés culturels dominants (Lahire 2004,94). En d'autres termes, plus un type de pratique est valorisé par la classe culturellement dominante (composée principalement des individus les plus hautement diplômés), plus il sera considéré comme "légitime" (on retiendra essentiellement la distinction entre les pratiques "hautement légitimes" et les pratiques" peu légitimes").

Concrètement pour construire ses profils, Lahire retient 7 variables (musique, livre, sortie culturelle, visite culturelle, télévision, film, divertissements-loisirs). Pour chaque variable, il regroupe les modalités qui apparaissent comme identiques du point de vue de leur légitimité (pour la variable musique par exemple, les modalités sont notamment la musique classique, l'opéra, le jazz, la variété internationale, la chanson française, le rap, le heavy métal, etc.). Ainsi, on classera donc assez spontanément la musique classique ou l'Opéra dans la catégorie hautement légitime et la variété internationale dans la catégorie peu légitime.

Haute culture et sous culture

Pour Lahire, répétons-le, la dissonance est la règle et la consonance l'exception en matière de consommation culturelle (la cohérence en matière de haute légitimité peut être vue comme un phénomène de perfection qui n'est accomplie que rarement et souvent très tard dans la trajectoire d'un homme). Ce qui fait la spécificité des travaux de Lahire par rapport à ceux de Bourdieu, c'est donc que "la frontière entre la légitimité culturelle (la "haute culture") et l'illégitimité culturelle (la "sous culture", le "simple divertissement") ne sépare pas seulement les classes, mais partage les différentes pratiques et préférences culturelles des mêmes individus dans toutes les classes de la société" (Lahire 2004, 13).

Lahire cependant ne s'arrête pas à s'interroger sur le type de pratiques culturelles des individus, sur leur pluralité et leurs dissonances, il étudie également le regard que portent les personnes interviewées sur leurs propres consommations et leur caractère légitime ou non. Il cherche à la fois à comprendre ce qui motive leurs choix culturels et la manière dont ils les justifient. Il met ainsi en évidence le fait que les pratiques culturelles ne sont pas toujours sous-tendues par de réels choix; elles sont parfois soumises à des obligations plus ou moins contraignantes (obligations scolaires, politesse, etc.). Même librement consenties, les pratiques culturelles ne s'exercent pas nécessairement par goût, nous dit en outre Lahire: les pratiques culturelles s'exercent aussi pour certains ou à certains moments par habitude, par curiosité, par ironie, parce qu'elles sont gratuites, etc.

L'existence de dissonances dans les profils culturels et l'examen des raisons et justifications qui sous-tendent les pratiques des individus en matière culturelle montrent selon Bernard Lahire que le souci de distinction n'est pas seulement affaire de classe; il plonge aussi les individus dans une lutte de soi à soi. En d'autres termes, pour lui, les luttes symboliques et les stratégies de distinction sont autant individuelles que collectives.

Ouvrages de Bernard Lahire

  • Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l'"échec scolaire" à l'école primaire,PUL, Lyon, 1993 réédité en 2000
  • La Raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, PUL, Lille, 1993
  • Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Gallimard/Seuil, 1995
  • Les Manières d'étudier, La Documentation française, 1997
  • L'Homme pluriel. Les ressorts de l'action, Nathan, 1998
  • L'Invention de l'"illettrisme". Rhétorique publique, éthique et stigmates, La Découverte, 1999
  • Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, sous la direction de, La Découverte, 1999, réédité en poche en 2001
  • Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Nathan, 2002
  • À quoi sert la sociologie? sous la dir., La Découverte, 2002
  • La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, 2004
  • Sociologia de la lectura. Análisis crítico de las encuestas a nivel nacional (sous la direction de, Editorial Gedisa, Barcelona y Buenos Aires, 2004